Saad Tyran
Messages : 575 Réputation : 22 Date d'inscription : 27/06/2016 Localisation : J'aurais bien une idée mais ça va pas te plaire.
| Sujet: [Nouvelle] Dragons Ven 26 Aoû - 11:04 | |
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Dragons
Une légère brume dissimule la plaine sous un froid manteau de coton.
Dans le calme de l'aube, un officier beugle ; deux coups de clairon et la colonne s'ébranle. Un concert de sabots et de cliquetis métalliques, la mort chevauche son effroyable destrier ; des parodies du quatrième cavalier, en ordre de marche, trottent vers leur prochaine cible.
Le rouge écarlate des bannières tranche avec le gris terne des cuirasses, des casques vissés sur les crânes durcis par le temps, les visages fermés aux traits patibulaires, cachés par les visières de métal ; une couleur éclatante aux antipodes du bien, de l'amour et de la compassion, une couleur écrasante, sa violence en accord parfait avec celle des hommes dont elle orne les drapeaux.
La présence martiale de la troupe est terrifiante. Tout s'est tu, tétanisé, le monde se fait discret, se recroqueville au passage de la cavalerie. Les soldats sentent la guerre à des lieues, une odeur putride et répugnante. Ce n'est ni celle du combat, ni celle de la poudre ; le parfum agressif et épique de la bataille n'est pas le leur. Ces hommes puent la charogne, les vies brisées, et la peur.
Loin de la ligne de front ils apportent la guerre à la maison, portent un message. Ce sont les estafettes du pouvoir : Des faiseurs d'exemples.
Ceux-là ne s'attaquent qu'à plus faibles, ils ne s'entraînent pas à lutter mais à tuer. Les dragons, car tel est leur nom, sont les hérauts des puissants quand le peuple remue, quand il gronde et grogne, quand la colère des petits les arme de bravoure, quand les brebis oppressées se révoltent contre leur cruel berger ; ils sont les loups que l'on tient en laisse, qu'on affame et qu'on bat pour les déchaîner, pour que leur fureur aveugle, tel un ouragan de crocs et de balles, morde et tue, brûle, sabote, extermine.
C'est un travail de longue haleine que de briser la morale d'un homme, de lui apprendre à viser la veuve et l'orphelin, presser la gâchette sans trembler de honte, les regardant dans les yeux sans que les siens ne soient embués de larmes, sans que ses genoux ne faillissent ; oppresser celui que le sens commun dit de protéger.
C'est un régime rythmé, une diète radicale de haine et de frustration.
Le matin aux aurores, alors que le soleil, encore timide, hésite à éveiller dame nature, le cor de la troupe tonitrue pour la tirer de sa torpeur. Pour les acharnés du sommeil, ceux pour lesquels les rêves sont encore doux, il en va de l'imagination de l'officier en charge pour les en extirper ; et pour qui les sévices vont crescendo : Doux vacarme des casseroles, seaux d'eau croupie et glacée, certains vont même jusqu'à enfoncer leurs pieds bottés, dans les côtes des traînards. Ainsi, maussades, et mal-lunés, le pied gauche inaugurant la première marche de la journée, les soldats se rassemblent dans le froid et la demie-pénombre pour « partager » leur repas : Bouillie de céréales sèche et -dans le meilleur des cas- sans goût, sans sucre ni lait, un café trop amer et trop corsé, infect même pour le novice, gerbant pour le plus douillet, le repas maigre et à la limite du comestible laisse dans leur ventre un creux dévorant, et la sensation que leurs sucs gastriques affamés dévorent leurs systèmes digestifs. Certains, parmi les plus insatiables, quémandent à leurs supérieurs quelques morceaux de viande séchée, erreur qu'ils ne répéteront pas tant le bœuf est coriace et salé, de quoi assécher leur gorge et meurtrir leurs gencives. Enfilant à la va-vite leur équipement, boîtes de conserves blindées, plus ostentatoires et intimidantes que réellement utiles, ils sellent leurs chevaux, leurs paquetages chargés sur leurs flancs, et, la gueule enfarinée, attendent l'ordre pour partir, grommelant et à moitié éveillés. Dans le rang, pas de place pour les sentimentaux, les frêles, les hésitants : La troupe leur tombe dessus. Brimades et coups fourrés, merde dans les bottes, pisse dans la gourde, certains encrassent même leurs armes, laissant le métal baigner dans l'eau pour qu'au petit matin le sergent goguenard tombe sur le râble du soldat négligeant. Les plus extrêmes -d'aucuns diront les plus meurtris- iront jusqu'à les saboter, acte d'une extrême gravité ayant mené plus d'un à la perte de plusieurs doigts, voir d'une main complète. Pas de solidarité chez les dragons, ici on rit gras ou on rit jaune, et quand le camarade a le dos tourné on lui crache dans la nuque -quand on y plante pas un poignard pour une histoire de dettes-. Les pugilats sont monnaie courante : entre paris truqués, combats illicites, jeux d'argents et de dés, le tout baignant dans la vinasse et l'odeur de sang séché, il est aisé de perdre son sang froid et de se jeter sur son détracteur, toutes griffes dehors. Ces hommes là ont tout bonnement perdu leur civilité, et si mêmes les singes peuvent se raisonner pacifiquement, les dragons, eux, en sont incapables. Loin d'être des hommes, ce sont des brutes, la carabine assoiffée et le regard toujours torve. La bannière rouge imite la teinte de leurs nez avinés, et quand la troupe est en ville les serveuses se font discrètes et les clients baissent la tête. Le patron acquiesce, opine du chef sans un mot. Précautions inutiles, car que vous soyez respectueux ou effronté, discret ou provocateur, les dragons trouveront toujours matière à vous tabasser, à vous humilier, à se comporter comme les brutes qu'ils sont.
On les envoie rarement sur le champ de bataille, et ils n'ont de soldat que la solde. Là où les dragons sont bons est là où ils le sont même à la maison : Dans l'effroi et la crainte, les coups fourrés et la violence gratuite. On envoie pas les dragons se battre au front, on les envoie derrière les lignes pour piller les ravitaillements, harasser les renforts, terroriser la populace, massacrer les innocents. Bien plus que leurs carabines c'est la peur qu'ils manient, et le moral qu'ils visent. Ils ne sont pas là pour tuer l'ennemi, ils sont là pour lui faire perdre sa femme et ses enfants, voler sa nourriture et ses munitions, l'exténuer, briser son mental ; car à Masen on le sait : Un homme ne sera jamais pire au combat que s'il n'a plus rien à défendre, plus rien dans l'estomac, et plus rien dans le fusil.
Les flammes s'élèvent au-dessus des villages qu'ils rencontrent, les charniers se forment et dévorent les corps, les pendus poussent aux arbres comme des fleurs macabres, bourgeonnant dans la pourriture et les becs des charognards. Ils sont la lame de l'arme la plus redoutable de Masen : sa réputation. Lorsque les cors de guerre sonnent et que les hommes partent au front, femmes, enfants et vieillards se terrent, barricadent portes et fenêtres, car un jour, fut-ce tôt ou tard, l'horizon projettera son nuage de poussière et de présages funestes. Le sol alors tremblera d'effroi, sous les sabots des cavaliers, chevauchant le les chevaux de la Famine, de la Guerre, de la Pestilence et de la Mort, les montagnes répéteront leurs hurlements de démons, tandis que, dans le lointain, les lueurs des torches embraseront l'horizon. Alors, concert des carabines, chant de la poudre noire, les cris et les supplications feront les choeurs, et dans cette harmonie de carnage les Dragons seront les chefs d'orchestre, lançant dynamites, bâtons embrasés et cocktails incendiaires, brûlant, détruisant, visant et tirant, massacrant les aimés et les faibles, ensevelissant les vieillards sous les décombres et alignant les enfants devant les pelotons. Viol, meurtre et dévastation sont les instruments de ces diables aux visages d'homme, et, lorsqu'ils en jouent, les trompettes de l'apocalypse se joignent à la fanfare. Cirque de la dévastation, défilé du massacre, les chars du carnaval meurtrier s'alignent et avancent dans les rues en flammes, les corps démembrés jonchant le sol, la terre rougissant du sang des innocents, les ventres déchirés dégueulant leurs tripes mutilées et les cendres tombant en confettis sur les cadavres et les meurtriers. Plantant le drapeau de la barbarie, la troupe s'en va, laissant derrière elle un paysage d'enfer, une chaleur de brasier, et l'horreur la plus totale.
Les plus innocents tremblent au moment de tirer, vomissent en voyant leurs « camarades » violer des corps décapités, mais ce dégoût se meure, de jour en jour, pour ne laisser plus qu'une indifférence amorale, un mépris total de la vie humaine, parfois même un plaisir malsain à voir souffrir et faire souffrir. La visée se fait ferme, et la gâchette sûre. Cette section détruit les hommes en les faisant s'entretuer, elle brise en brisant, foulant au pied conscience et bonne conscience, maltraitant les humains et l'humanité elle-même. Merveilleuse expérience sociétale, la troupe des dragons est l'exemple parfait que l'homme peut devenir pire que ce que nos cauchemars peuvent imaginer, pire que des bêtes, pire que des diables, pire que des monstres, ces hommes sont ce qu'ils sont : Des hommes.
Dans cette section de la peur, ce panier de crabes enragés, il n'y a pas d'amitié. Ceux qui y signent abandonnent une partie de l'humanité en noircissant la feuille d'adhésion. Repris de justice et meurtriers, voleurs et gangsters épinglés, soldats inaptes au service -rendus fous par la guerre-, dérangés, cinglés, psychotiques et tueurs nés ; voilà ce qui compose les troupes des Dragons. La section de la mort. La section de la peur. La section des flammes et de l'enfer. Masen a trouvé ses fils.
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