Salut à tous ! Split, le dernier film de M. Night Shyamalan, est sorti il y a un peu plus de deux mois maintenant, et j’avais promis une critique. Je suis à peine à la bourre, mais c’est pour une bonne raison. J’aurais pu revoir le film sur une version pirate sous-titrée en thaïlandais et vous pondre un petit paragraphe à l’arrache pour vous dire d’aller le voir, mais ç’aurait été une démarche de tapette.
Ce que je vous propose à la place, c’est une rétrospective globale sur toute la filmographie de Shyamalan, une vulgarisation de la politique des auteurs et, par là-même, l’ouverture d’une série de chronique sur ce que je prétends savoir du cinéma ! (ce sera le titre, je pense, d’ailleurs) Que du bonheur en perspective pour qui réussira à lire mes pavés, même si je vais tenter de les rendre aussi dynamiques et intéressants que possible.
Mais tout d’abord, commençons par le début : qui est M. Night Shyamalan et pourquoi Split serait-il assez intéressant pour que je me tape 9 autres films rien que pour vous en parler ?
Manoj Nelliyattu Shyamalan est un réalisateur d’origine indienne (ça explique), né en 1970. Après avoir pris le pseudo beaucoup plus commode de M. Night, il se lance dans le cinéma avec deux films absolument introuvables et, supposons-le, assez inconséquents, à savoir Praying with anger et Éveil à la vie. Vous ne les connaissez pas et moi non plus, on va donc les tamponner d’un « OSEF ».
Quelque temps plus tard, Shyamalan va démarcher des producteurs avec un autre script qu’il a écrit, et qui s’appelle 6e Sens. Le président de la production chez Walt Disney lit le truc, et décide de l’acheter sans négocier le prix, sans demander à ses collègues et en garantissant à Shyamalan qu’il pourra le réaliser. Force est de constater que ça a marché, puisque 6e Sens devient immédiatement un énorme succès, un film culte et une source de reconnaissance pour le jeune réalisateur de 29 piges (l’âge étant une mesure fort relative à Hollywood).
Par la suite, il rempile avec Incassable et Signes, qui sont à nouveau des gros succès plein de gros acteurs. Lancé sur la piste de la gloire, il continue avec Le Village qui divise la critique mais reste un succès. Qu’à cela ne tienne, il relance avec La Jeune Fille de l’eau et… Héhé, bah ça bide. Ca bide même sec, à la fois sur le plan critique et commercial. Pas du genre à se décourager, il recommence avec Phénomènes, qui prend encore plus cher. Deux ans plus tard, il accepte un projet d’adaptation du dessin animé Avatar, le dernier maître de l’air. Et ça marche pas non plus. Au fond du gouffre, il réalise After Earth pour payer son loyer, et tente une dernière percée avec The Visit. Sauf que cette fois-ci, ça fonctionne, et même plutôt bien. Deux ans plus tard (maintenant, donc), il sort Split, et autant dire qu’il était attendu au tournant : c’était le pivot qui allait déterminer si Shyamalan pouvait encore pondre quelque chose de potable ou s’il était à jamais réduit à tourner pour Will Smith. Et comme le suspens n’est pas mon truc, j’annonce : Split est une bombe et Shyamalan un génie.
Sauf que c’est pas là-dessus que je veux me concentrer. La preuve : ça tient en une ligne, c’est nul. La filmographie de Shyamalan est autrement plus complexe que le succinct résumé que j’en ai fait, et mérite qu’on s’y attarde un peu plus, selon un prisme cinématographique important : la politique des auteurs. Là on va faire un peu d’histoire, donc je vais tenter de rendre ça le moins chiant possible :
Avant, c’est-à-dire il y a longtemps, Hollywood était une grosse industrie qui employait plein de gens pour réaliser des westerns et des films de gangster. Ca s’arrêtait à peu près là, mais ça brassait plein de thunes : les gens allaient voir au choix un western, un film de gangster ou une comédie romantique, et ils faisaient pas chier ; c’est-à-dire qu’ils s’en carraient tous à peu près de qui avait écrit ou réalisé le film : le seul point important, c’est que ce soit cool, ou pas. Ce système-là a fini par se ramasser bien comme il faut dans les années 60 (et je vous le détaillerai un autre jour, faut bien que je garde un peu de matière pour les prochains épisodes).
Ce qui est intéressant, c’est que ça coïncide avec un mouvement du cinéma français, La Nouvelle Vague. Pas mal de réalisateurs français ont, à la même époque, remis en question ce fonctionnement. On les connaît de nom, principalement pour faire des films super chiants : Godard, Truffaut, Rivette,… Et eux ne sont pas d’accord avec cette notion de cinéma de genre : les gens choisissent le film qu’ils vont voir en fonction de ce que c’est : un western, un film de guerre, un film d’horreur… Ça plaît pas du tout à Godard et ses potes, qui le font savoir dans un mensuel qui existe encore aujourd’hui : Les Cahiers du cinéma. Eux pensent que le cinéma, au même titre que les autres arts, dépend avant toute chose d’un auteur : son réalisateur. Et que la valeur d’un film se crée avant tout à travers cet artiste-là : ils veulent faire du cinéma d’auteur ; c’est-à-dire aller voir un film en fonction de qui l’a réalisé, peu importe de quoi ça parle.
C’est le côté « peu importe de quoi ça parle » qui fait que La Nouvelle Vague a la réputation d’être chiante, d’ailleurs.
Mais, toute critique mise à part, c’est une notion totalement nouvelle, qui implique qu’un réalisateur puisse, au même titre que n’importe quel peintre ou musicien, créer une continuité dans ses œuvres et dans ses thématiques, et que l’analyse d’un de ses films passe par l’analyse de sa filmographie au complet.
Voilà, fin du cours, et j’espère que vous comprenez pourquoi je tiens tant à vous balancer tout ce que je sais sur Shyamalan au lieu de simplement vous parler de Split. Et surtout, faire une distinction importante : Split peut être un bon film, mais un mauvais film de Shyamalan (un film qui ne s’intègre pas ou mal dans son œuvre), et inversement : est-ce que les films qui se sont faits détruire ne sont pas, au final, des pièces importantes et intéressantes à l’échelle de sa filmographie ? C’est ce qu’on va essayer de déterminer, en s’intéressant de plus près à chacun d’eux.
Shyamalan commence donc son parcours en 1999 avec 6e Sens, où jouent Bruce Willis, ses cheveux, et Haley Joel Osment, un gamin acteur que vous avez sûrement déjà vu quelque part sans connaître son nom. Le premier incarne Malcolm, un psychologue pour enfants renommé, qui finit néanmoins par totalement foirer l’analyse d’un de ses petits patients, foire son mariage et fait un genre de dépression. Il se retrouve à devoir traiter Cole, un enfant qui a plein de problèmes, à commencer par le départ de son père et les brimades qu’il subit à l’école.
Par ce court résumé, on peut déjà distinguer une thématique très récurrente chez Shyamalan : ses personnages sont fragiles émotionnellement ou psychologiquement. Les deux protagonistes du film, même s’ils sont très différents, feront office de figures récurrentes dans sa filmographie : l’enfant est rejeté, en manque de repères, et en colère ; l’adulte a une tristesse plus passive, plus quotidienne : un sentiment d’incomplétude, d’inachevé. Les deux ont été blessés, et ne s’en sont jamais vraiment remis.
La relation qui s’installe entre les deux personnages révèle deux thématiques de plus. Tout d’abord, il se produit évidemment une forme de substitution paternelle entre les deux, et la figure parentale restera hyper importante dans ses films. Ensuite, les deux personnages vont opérer une guérison mutuelle, chacun redressant à sa manière la vie de l’autre : les films de Shyamalan traitent de blessures, mais aussi et surtout de guérison. En termes de thème, le film fixe donc une bonne valeur étalon : l’atteinte psychologique, la guérison et les parents.
Mais il serait très incomplet de s’arrêter là, parce que Shyamalan est certes un scénariste, mais avant tout un réalisateur. Dans un film, la façon dont le script est traduit par la caméra est tout aussi importante que les dialogues. Ça sonne très creux, mais le cinéma est un langage. Dans un film, on peut faire des métaphores, appuyer un script ou, au contraire, le mettre à distance en conférant une valeur ironique à son propos. Tout ça passe par les images, et la façon dont elles sont montrées. Et à ce titre, Manoj est très loin d’être manchot. Le film est rempli d’effets de style, qui seront à nouveau constitutifs de sa filmographie.
Entre autres, on trouve une composition de plan très travaillée, pas mal de jeux sur la focalisation et beaucoup de travail sur les reflets (toi aussi, amuse toi à retrouver les trois plans avec des reflets que j’ai décelés dans le film). Mais il y a plus important encore, même si ça ne frappe pas forcément au premier abord : la couleur a une signification chez Shyamalan. Que ce soit pour appuyer son propos ou pour donner des indices sur l’intrigue, on retrouve très souvent des couleurs porteuses de sens dans ses films. Dans le cas de 6e Sens, on peut même deviner la fin du film simplement en prêtant attention au code couleur, c’est dire si c’est prépondérant. Tout ça pour dire qu’au niveau visuel, Shyamalan a aussi des codes récurrents, auxquels il faudra prêter attention dans ses films suivants.
De façon plus mineure, mais aussi plus accessible, 6e Sens se passe à Philadelphie, et le réalisateur fait un petit caméo dedans. Ces deux éléments-là seront aussi présents dans presque tous ses films, qui se déroulent en Pennsylvanie, et voient sa bouille passer à un moment ou à un autre (ce qui est aussi la raison pour laquelle je vous ai mis ladite bouille au-dessus).
Pour résumer, 6e Sens est vraiment super, et c’est pas devenu un film culte pour rien. Ce qui prédomine dans ce genre de film, c’est le profond sentiment d’unité qui en émane, comme si tous ses éléments étaient à la même tonalité : les acteurs collent à la réalisation, qui colle elle-même au script, les musiques s’intègrent bien… Le film est très intéressant, bien fait et cohérent en lui-même, ça suffit pour que vous le regardiez.
J’ajouterai deux choses encore: je n’ai pas détaillé le script outre mesure, au risque de ne pas trop vous donner envie, mais c’est un thriller sympa et pas un drame chiant. Et si vous voulez plus d’infos, renseignez-vous comme vous le sentez mais n’allez surtout pas voir la bande-annonce, elle spoile des éléments importants. (ne regardez pas de bande-annonce de façon générale, c’est naze).
Bref, succès, reconnaissance et pognon pour Shyamalan après 6e Sens, ce qui lui permet de rempiler l’année suivante avec Incassable, en recastant Bruce Willis au passage. L’occasion de ressortir un script en béton et de pousser sa réalisation encore plus loin qu’auparavant. Cette fois-ci, Shyamalan a décidé de faire un film de super-héros, et je suggère à Jean-Marvel de ne pas mentionner Avengers pour les lignes à venir : c’est pas du tout le même délire.
David Dunn, seul survivant d’un accident de train, est contacté par Elijah Price, un fan de comics qui souffre de la maladie des os de verre. Ce dernier est persuadé que Dunn est l’équivalent réel d’un super-héros, qu’il est pour ainsi dire Incassable (héhé).
On est de nouveau en plein dans la thématique : deux personnages fracassés par la vie (l’un au sens littéral), qui en se rencontrant parviennent à peu près à recoller les morceaux. Le quota de rapport à l’enfance est rempli par le fils de David, qui s’incruste au milieu de la relation entre les deux personnages. La nature du malaise déjà évoqué dans 6e Sens se précise, et prend un caractère plus existentiel : les personnages galèrent à trouver leur place dans le monde, et souffrent principalement à cause de ça. Mais plutôt que de tordre un genre pour y faire tenir son propos, Shyamalan révèle au contraire une grande maîtrise des codes inhérents aux comics (glissant même une référence à Watchmen), réalisant par là-même le film de super-héros le plus subtil et intellectuel de ce début de siècle (détrôné évidemment par Les Gardiens de la Galaxie en 2014).
Côté réalisation, les plans sont encore plus élégants qu’auparavant. Au prix d’un rythme frôlant la neurasthénie, Shyamalan balance des placements de caméra audacieux et des jeux de miroirs à la fois beaux et impressionnants (qui se comptent à nouveau au nombre de 3). Le code couleur, s’il est plus discret, reste présent mais s’avère moins porteur de sens. Et pourtant, on peut quand même deviner autrement la fin du film avec un peu d’observation et de culture super-héroïque.
Incassable a toutes les capacités pour s’attirer plein de publics différents : il plaira aux fans de comics, aux fans de 6e Sens, et aux fans de cinéma de façon générale. Là encore, tout le film est très bien foutu, même s’il souffrira un peu de son rythme auprès de certains impatients. J’ai un gros coup de cœur personnel pour la bande originale du film, qui remplit parfaitement son rôle. Si je devais conseiller un film représentatif de la filmographie de Shyamalan, ce serait celui-ci. D’ailleurs je vais le faire : ce film est à mon avis le meilleur et le plus représentatif de Shyamalan, et je vous le conseille vivement.
Au sommet du succès et de la reconnaissance, Shyamalan continue deux ans plus tard avec Signes, en remplaçant au passage Bruce Willis par Mel Gibson dans le rôle principal. Diversifiant toujours son registre, il raconte cette fois-ci une invasion alien et ses inévitables cercles de culture, à travers le prisme d’une famille de la Pennsylvanie profonde qui se fait pourrir ses champs de maïs par de la trigonométrie stellaire. Le patriarche, Graham, est un ancien pasteur traumatisé par la mort de sa femme six mois auparavant, ce qui l’éloigne peu à peu du reste de sa famille.
Pas besoin de vous faire un dessin, la thématique récurrente de Shyamalan est assez évidente, tant dans l’atteinte psychologique que dans le rapport parental. Ce qui diffère en revanche, c’est la nature même de la guérison, à laquelle est conféré un caractère spirituel très important : la foi est réparatrice. Sans pour autant tomber dans la bondieuserie, Shyamalan exploite une autre facette du soin, qui nécessite de façon systématique un « leap of faith », une marque de confiance (déjà implicitement présente dans 6e Sens et Incassable).
La réalisation s’estompe un peu au profit des décors, plus travaillés que dans les films précédents. On retrouve tout de même de jolis effets, ainsi que les 3 jeux de reflets habituels. Il se dégage aussi une certaine tendance au non-jeu, qui deviendra malheureusement assez récurrente dans les films suivants : pour traduire le sentiment passif de vide existentiel, Shyamalan a toujours employé une direction d’acteur pas très dynamique. Si ça marchait dans les films précédents, qui étaient assez contemplatifs, ça passe beaucoup moins dans les scènes d’urgence de Signes, ce qui pète un peu l’ambiance « oh mon Dieu ils arrivent ». Pourtant, le jeu des acteurs reste tout à fait honorable, surtout comparativement à ce qui va suivre.
Je ne vais pas le cacher, je trouve Signes moins bon que ses prédécesseurs. Un peu plus de défauts viennent gripper la mécanique du film, même s’il a le mérite de faire évoluer l’œuvre de Shyamalan, et d’ouvrir des sentiers qu’il n’avait pas explorés jusqu’ici. Ça reste un bon film, très intéressant, mais qui déçoit un peu par rapport aux chefs-d’œuvre cosmiques qu’étaient 6e Sens et Incassable. Mais si ces deux-là vous ont plus, il y a de fortes chances que Signes fasse de même. L’inverse est aussi vrai d’ailleurs : la plupart des critiques qui n’ont pas aimé Signes ont aussi fait caca sur Incassable à sa sortie, ce qui me semble être un argument assez convaincant pour les envoyer chier.
Deux ans plus tard (à son rythme de croisière donc), notre plus si jeune philadelphien sort Le Village, qui doit être son film le plus chiant à résumer ou à catégoriser. En gros, ça s’apparente au quotidien d’une communauté paumée du XIXe siècle, entourée d’une forêt où vivent de gros monstres moches avec lesquels elle entretient une paix relative. On y suit Ivy, une jeune aveugle, qui va par la force des choses devoir s’initier à la randonnée pédestre à travers la forêt remplie de trucs qui veulent sa mort.
Le film est un poil plus difficile à intégrer dans la filmographie de Shyamalan, dans la mesure où sa structure est très différente des précédents. La thématique de blessure et de guérison, même si elle est discrètement présente, s’estompe au profit d’un méli-mélo bizarre entre innocence et foi. D’ailleurs, le traitement de cette dernière est moralement très discutable, voire même pervers. Ça ne poserait pas problème si le script ne semblait pas soutenir cet embrigadement conservateur. Cependant, même si cette morale en demi-teinte est sujette à caution, le propos général conserve les meilleures intentions du monde, soulève des questions intéressantes et est fort bien emballé. A ce titre, la narration repose sur des personnages plus nombreux qu’auparavant, mais qui restent tous bien écrits et intéressants.
Malheureusement, la photographie perd encore en effet de style, mis à part les traditionnels 3 jeux de reflets (ça en devient un jeu à ce stade). C’est pas moche, ça reste assez élégant, mais on perd tout de même les fulgurances qui marquaient visuellement la réalisation de Shyamalan. Le jeu sur les couleurs est par contre très évident, et même explicité dans le film, ce qui ne le rend pas moins efficace pour autant.
C’est bel et bien Le Village qui a commencé à diviser la critique au sujet de notre auteur : le script a plus de faiblesses qu’auparavant, le propos évolue mais s’appauvrit quelque peu, et le lumbago naissant de Shyamalan le rend un poil frileux de la caméra. Toutefois, on ne saurait râler que comparativement à ses réussites précédentes : Le Village reste dans l’absolu un bon film, et un bon moment en perspective. Même le léger et discutable parti pris du script a le mérite de soulever des questions intéressantes, sans jamais verser dans la propagande traditionaliste. En somme, ça reste un succès, d’autant plus pour les fans de Shyamalan.
Ce qui nous amène à la suite, à savoir La Jeune Fille de l’eau, sorti à nouveau deux ans plus tard, et marquant le début des vrais problèmes pour Shyamalan. Toujours dans la diversification, il adapte cette fois-ci une structure de conte moderne, où une Narf doit entre autres s’aider d’un Gardien et d’une Guilde pour échapper au Scrunt qui la pourchasse malgré la dure loi des Tartoutiks. C’est honnêtement ce que j’ai retenu de l’idée de départ, ce qui permet de cerner un des nombreux soucis du film : son script. Et ça fait mal au cul de dire ça en parlant d’un film de Shyamalan. Tout ce fond merveilleux est adapté à un cadre moderne, soit un humble immeuble résidentiel de Philadelphie, où résident un semi-haltérophile, un fan de mots croisés, une vieille chinoise et un groupe de stoners.
Difficile de dépêtrer un propos ou un fil directeur du bordel ambiant, qui s’éparpille partout en peinant à construire quelque chose. Les personnages sont cette fois-ci beaucoup trop nombreux, à tel point que leurs ébauches de développement en deviennent risibles (et plutôt raciste par moments). La trame du conte a quelques éléments visuels sympas, mais est beaucoup trop incohérente pour constituer un réel enjeu, d’autant plus que Shyamalan intègre des règles et des éléments tout au long du film pour contourner les murs de la narration. Il y a bien une guérison (tant concrète que métaphorique) qui s’opère pendant le film, et est d’ailleurs plutôt bien pensée, mais elle sort trop de nulle part pour pouvoir en faire quelque chose. L’aspect merveilleux du film, qui aurait pu être une belle parabole sur l’innocence et le retour à l’enfance, devient simplement le prétexte d’un trip régressif hyper gênant, qui ne dure heureusement qu’une scène. Le propos le plus appuyé du film, et paradoxalement le plus révoltant, reste quand même l’ajout de deux personnages outranciers au possible. D’une part, on a l’auteur, à la fois talentueux et visionnaire, qui finira abattu pour ses idées révolutionnaires, et joué par Shyamalan himself ; et d’autre part un critique de cinéma antipathique, qui met les héros en péril par son analyse simpliste et ignorante de la structure du film.
Stylistiquement, c’est plutôt vide. Même les trois reflets du film sont peu inspirés ou absurdes, et le film n’a pas grand-chose d’autre à proposer. Les quelques autres effets sont placés totalement au hasard, ce qui m’a quand même valu un énorme fou-rire (le travelling compensé à l’apparition du Scrunt, grand moment de cinéma s’il en est).
Et pourtant, je trouve que ce film est un must-see, parce qu’il est hilarant. C’est mauvais, mal écrit, mal raconté, mal filmé, mal joué (loin de l’apathie habituelle de ses acteurs, Night les fait surjouer à mort), et totalement arrogant. Et pourtant, le comique nanardesque du film et ses très rares bonnes idées le rattrapent un peu. A réserver aux amateurs de nanars donc, mais il remplit admirablement bien son travail de ce côté-là. Par contre, pour ceux qui voudraient un conte urbain plein de sens et d’émotion, c’est un peu foiré, et ce malgré les quelques tentatives dans ce sens.
J’en profiterai cependant pour vous recommander très vivement Le Labyrinthe de Pan, qui a une ambition structurelle et thématique très proche, mais réussit a contrario son pari. Avec pour thème central l’innocence, Guillermo Del Toro développe un conte prenant empreint d’une véritable identité, en parallèle d’une trame réelle impitoyable et tout aussi efficace. Il y a beaucoup trop d’adjectifs dans mes phrases quand je veux dire du bien d’un truc, donc je vais m’arrêter là ; mais franchement regardez-le, parce que c’est excellent et que ça se rapproche pas mal de ce qu’aurait pu être une version réussie de La Jeune Fille de l’eau.
C’est bien mal parti que Shyamalan poursuit en 2008 par Phénomènes, réussissant à emporter Mark Wahlberg dans sa chute. Sans plus de prétention qu’offrir un film de série B, le génie déchu réussit quand même à se foirer une fois encore. Elliott, un professeur de sciences (remarquez l’absence de qualificatifs du personnage, ça le suivra pendant tout le film), est contraint de fuir Philadelphie lorsqu’une attaque chimique pousse les gens à se suicider un peu partout dans la ville et dans le reste de la côte Est.
Le film est resté dans les annales pour l’explication apportée au « phénomène » en question, qui aura su pénétrer la culture populaire de sa phallique stupidité. Et si vous trouvez que ma métaphore est mauvaise, c’est que vous n’avez pas vu le film, parce qu’en terme de subtilité du message ça se pose encore en dessous. Ne désirant visiblement plus faire de personnages, Shyamalan renonce à développer les protagonistes, pourtant au nombre écrasant de trois. Pour ce qui est de ses thématiques habituelles… J’ai cherché mais j’ai honnêtement pas trouvé, dans la mesure où parler de psychologie implique d’avoir de vrais personnages. S’il avait su s’adapter brillamment à un genre préétabli avec Incassable, Shyamalan repompe cette fois-ci tous les poncifs de la série B catastrophe, à commencer par les personnages en carton. Au final, seule une vieille antagoniste qui apparaît pendant quinze minutes semble à peu près consistante (de la consistance niveau Jeune fille de l’eau hein, pas 6e Sens). Pas d’autres description donc qu’un cosmique vide scénaristique.
Visuellement, c’est l’antithèse de ce qui faisait l’intérêt de Shyamalan : c’est froid, purement fonctionnel, et sans effet ni identité. Je n’ai d’ailleurs pas retrouvé un seul plan employant un reflet. Au niveau des couleurs, c’est terne, puisqu’une partie du film se déroule en cadre urbain et l’autre dans la cambrousse. Le seul point dans lequel on pourrait éventuellement retrouver un genre de patte artistique se trouve dans la direction des acteurs, à nouveau totalement inexpressive.
J’aurais tendance à appeler Phénomènes un naufrage créatif, incomparable à ce qu’avait pu être La Jeune Fille de l’eau. Certes, ce dernier film était mauvais, mais il avait le mérite de pousser la bêtise dans ses derniers retranchements au nom de la licence créative, et possédait une réelle identité et une ambiance absurde à la limite de l’onirisme. Phénomènes entraîne le constat inverse : on ne retrouve son auteur que dans quelques tics d’écriture parsemés, et on ne saurait le résumer autrement que par l’étiquette de mauvaise série B ; c’est-à-dire de mauvais cinéma de genre. Ce qui permet de cerner le problème le plus important, au-delà de tout ce qui entrave le film : il ne s’agit plus d’un film de Shyamalan, dans la mesure où il aurait pu être pondu selon un script anonyme par n’importe quel tâcheron avec beaucoup trop de budget à disposition. C’est pour ça que Phénomènes est à mon sens l’échec le plus retentissant de Shyamalan : ce n’est plus un film d’auteur, ce qui implique une terrible mort créative pour le cinéaste.
A nouveau deux ans plus tard, Shyamalan accepte le projet d’adaptation du Dernier maître de l’air, conforté par l’inconditionnelle réussite de Dragon Ball Evolution l’an passé. Trois ans après l’évident bide qu’aura été l’adaptation d’Avatar, il réalise After Earth, qui met en scène Will Smith, sur un scénario de Will Smith, produit par Will Smith.
J’ai pas assez de matière pour traiter les deux films séparément sans afghaniser l’ambulance, donc je vais tâcher de résumer les deux aussi brièvement que possible : on a exactement affaire à ce que l’on peut pressentir en lisant les synopsis, à savoir deux blockbusters mauvais et sans identité. Même en ayant écrit Le Dernier Maître de l’air, Shyamalan ne travaille que selon une trame hyper convenue et prévisible. Un comble pour celui qui se foutait du critique de cinéma et de son interprétation ô combien simpliste de la structure de ses films géniaux en 2006 dans La Jeune Fille de l’eau, et déclarait d’ailleurs à ce sujet « je ne fais pas de films pour Nickelodeon ». On ne pourra donc que constater avec amusement et dépit mêlé que Le Dernier Maître de l’air est produit par Nickelodeon, et que j’avais deviné la dernière heure d’After Earth au bout de vingt minutes de film.
Pas besoin de chercher une réelle constance thématique dans ces deux films, puisqu’ils sont par définition totalement impersonnels. Le fait qu’aucun des deux ne se déroule à Philadelphie est un élément mineur, mais assez représentatif du déphasage. Et pourtant, M Night semble se respecter un peu, même au fond du gouffre : on discerne tout de même des ébauches de développement, de-ci de-là : la relation filiale dans After Earth, l’innocence dans Le Dernier Maître de l’air, le deuil réprimé dans les deux films… Ça reste tout à fait embryonnaire, mais c’est toujours mieux que la mort créative absolue qu’était Phénomènes. Il y a même une signification des couleurs dans les deux films. Une signification ras-des-pâquerettes, certes, mais un sens tout de même.
Mine de rien, et contre toute attente, on retrouve des éléments constitutifs des films de Shyamalan, même s’ils sont bien planqués. Comme on distinguerait la nuance rosâtre d’un petit fœtus congelé dans la banquise, le statut d’auteur de Shyamalan s’est planqué sous les CGI putassières de ces deux films, attendant seulement un dégel pour émerger.
En 2015, Shyamalan revient à nouveau avec un petit film qu’il a tourné en scred et produit avec Jason Blum. Ce dernier, grand patron de Blumhouse Productions, a financé la quasi-totalité des films d’horreur à succès depuis Paranormal Activity en 2007. C’est à la fois lui qui a permis à James Wan de devenir le meilleur réalisateur d’horreur de la décennie avec Insidious, et qui est en même temps responsable de la déferlante de films jetables ces dernières années. Son association spontanée avec Shyamalan a de quoi surprendre, et surtout effrayer. Pourtant, il a aussi produit Whiplash en 2014 et Des Hommes sans loi en 2012, deux films très différents que je vous recommande vivement. Le meilleur comme le pire aurait pu émerger du mélange bâtard entre le génie errant de Shyamalan et le mercantilisme éclairé de Blum.
Ce qui en est sorti, c’est The Visit, un thriller horrifique inclassable, réalisé en found-footage (la caméra fait partie de l’histoire, on voit ce que filment les personnages). On suit deux enfants envoyés passer la semaine chez leurs grands-parents, qui documentent le comportement de plus en plus étrange de ces derniers.
On reconnaît immédiatement le premier élément qui fait du bien : les thèmes de la relation parentale et de l’enfance sont très nettement abordés, ce qui montre un retour à une démarche d’auteur. Le film emprunte à nouveau la structure d’un conte, mais de façon beaucoup moins maladroite et rentre-dedans que ne l’avait fait La Jeune Fille de l’eau : c’est comme si Shyamalan avait finalement réussi à pondre ce qu’il avait en travers de la gorge, et qu’il n’avait pas réussi à dire depuis ce film. Le choix d’un film d’horreur est très ambigu pour ce retour sous les projecteurs, puisque c’est un genre extrêmement codifié, et qui se prête mal à l’exercice d’auteur. D’ailleurs, même s’il en a la forme et l’apparence, je ne considère pas The Visit comme un film d’horreur, sans pour autant que ce soit un simple thriller : c’est un OVNI absolu, qui n’a rien à voir avec quoi que ce soit qui ait été fait auparavant (même si on reconnaît quelques influences). Ce côté unique se retrouve aussi dans le ton du film, qui prête parfois à rire devant l’absurdité de certaines scènes. Sauf que cette fois-ci, c’est voulu, et c’est même constitutif de l’ambiance du film. Shyamalan s’est fait basher depuis 2006 pour le côté cheesy de ces scripts, et même moi je me suis foutu de La Jeune Fille de l’eau qui en devient hilarant. Pourtant, dans The Visit, ce fou rire nerveux devant le cabotinage absurde fait partie intégrante de la folie qui règne sur la fin du film : les codes même de la vraisemblance se barrent en même temps que le script, le jeu d’acteur et la musique. Coiffant au poteau la plupart des critiques précédentes, Shyamalan a réussi à rendre la mauvaise écriture volontaire, et à l’intégrer à l’ambiance de la fin du film.
En terme de réalisation, le choix du found footage, par essence moche et mal cadré, a de quoi surprendre. Et en effet, c’est très moche, parce que c’est difficilement possible de faire autrement. Même dans le film du genre le mieux réalisé que je connaisse, c’est-à-dire Chronicle (que je vous recommande aussi, en passant), la caméra diégétique finit par s’estomper pour permettre une mise en scène pas trop dégueu. Compte tenu du niveau passé de Shyamalan, choisir de faire ce genre de film est une immense balle dans le pied artistique. Et malheureusement, c’est bel et bien le cas : c’est pas immonde, mais c’est loin d’être beau, et visuellement, on reste sur sa faim.
The Visit, c’est le film de la revanche pour Shyamalan. Non seulement parce qu’il est bon, et marque donc la fin de sa période de vide, mais aussi parce qu’il constitue un net pied-de-nez à ses détracteurs précédents. Qu’il s’agisse de ceux qui avaient critiqué Signes et Incassable parce qu’ils les trouvaient prétentieux, ou de ceux (plus nombreux), qui avaient perdu foi après la Jeune Fille de l’eau. A travers cet inclassable, Shyamalan renoue avec son œuvre, et ça fait plaisir à voir.
Ce qui nous amène donc à Split, qui était logiquement fort attendu. De nouveau associé à Blum, Shyamalan décide de reprendre un thriller plus traditionnel, en s’inspirant largement de l’histoire de Billy Milligan. Il aura cependant le respect d’éviter le putassier « tiré d’une histoire vraie » dans la promo de son film.
Billy Milligan a été le premier cas juridiquement reconnu de Trouble Dissociatif de l’Identité (TDI ou DID en anglais), échappant ainsi à une condamnation pour deux viols commis par l’une de ses 24 personnalités secondaires. Un casse-tête pour psychiatre, qui a finalement prouvé la véracité du trouble de la personnalité multiple. Le retour sur ce fait divers est l’occasion pour moi de vous conseiller également l’excellent Peur Primale qui parle aussi de TDI, où joue l’excellentissime Edward Norton. Ça, et aussi annoncer que la confusion béotienne entre TDI et schizophrénie n’a aucun fondement et ne devrait plus jamais être effectuée par quiconque me lira. En plus TDI c’est plus rapide à dire.
Bref, pour camper un personnage à 23 personnalités, on est raisonnablement en droit de s’interroger sur le choix de l’acteur, qui doit être très précautionneux. A l’origine, Joaquim Phoenix, un habitué des films de Shyamalan, aurait dû camper le personnage, ce qui aurait à mon humble hypothèse été un échec. C’est finalement James McAvoy qui est choisi. Surtout connu pour être le nouveau professeur Xavier chez Marvel, j’adorais déjà McAvoy pour sa performance dans Ordure !, un film anglais passé totalement inaperçu et pourtant excellent (je vous le conseille aussi, des fois que j’aie encore besoin de le préciser) ? Pour clore la parenthèse sur les acteurs, Di Caprio et pressenti pour jouer Milligan dans un biopic qui devrait sortir prochainement, ça peut être sympa.
Mais je digresse. Split parle donc de Kevin, un jeune homme souffrant de TDI qui, sous l’impulsion de ses personnalités violentes et indésirables, kidnappe 3 lycéennes supposées servir à un rituel visant à l’éveil d’une personnalité supplémentaire et monstrueuse.
Split a un propos à la fois très semblable et très différent de ce que Shyamalan a fait auparavant. Au niveau des thèmes, c’est le package deluxe : relation parentale, traumatisme, guérison, figure de l’innocence,… On retrouve tout ce qui constitue le cinéma de Shyamalan, jusque dans la structure qui réunit deux protagonistes brisés. Toute l’intrigue s’articule autour de l’émergence de la fameuse 24e personnalité, qui constitue une espèce de pinacle thématique tant elle combine tous ces éléments. Sauf que Shyamalan est devenu cynique en vieillissant, et distille un message beaucoup plus sombre que dans ses précédents films : la guérison ne fonctionne plus, les brisés le restent et peuvent seulement s’armer pour se protéger de ce que le monde leur balancera à la gueule ensuite. Parallèlement, les traumatismes s’aggravent : du mal-être existentiel d’Incassable, on passe à des blessures psychologiques beaucoup plus profondes, à tel point que le film a provoqué des crises d’angoisse chez des spectateurs qui ont un passé en psychiatrie. Même l’innocence, pourtant très importante chez Shyamalan, est présenté comme indésirable. A l’inverse, la foi n’a plus rien de spirituel, ni même l’aspect d’une relation de confiance : elle est individuelle, et sert seulement à se blinder un peu plus contre ce qui va arriver. La métaphore des cicatrices, qui était déjà présente de façon très discrète dans 6e Sens, change de signification : de bleus temporaires, on passe à des stigmates permanentes qui, au contraire, révèlent la force et la valeur. Split marque un réel tournant chez Shyamalan, et on sent un caractère presque crépusculaire dans son propos : ce n’est pas pour rien que les caractéristiques de la 24e personnalité coïncident exactement avec celle de l’Apocalypse biblique (sérieusement, lisez le chapitre 13 avant de voir le film, c’est frappant ; et aussi le verset 17 :16 après avoir vu le film). Le microcosme de Shyamalan touche à sa fin, balayé par une nouvelle ère plus sombre.
Tout le récit est porté par des acteurs très convaincants (même le psy, précédemment casté dans Phénomènes, s’en sort plutôt bien), avec à leur tête l’inconnue Anna Taylor-Joy et bien sûr McAvoy, qui mérite un Oscar pour l’efficacité et la subtilité avec laquelle il passe d’une personnalité à l’autre. La réalisation redevient finalement aussi travaillée qu’à ses débuts (avec encore 3 jeux de reflets), tout en s’appuyant sur les décors du huis-clos, à la fois jolis, variés et oppressants. Il y a à nouveau un jeu de couleurs, qui ne se limitent pas aux simples objets : l’étalonnage de l’image insiste sur certaines teintes, et infuse certains plans avec une dominante de jaune (je vous laisse le soin d’interpréter sa signification). En bref, quand le film commence sur un travelling compensé, on se dit que Shyamalan est pleinement de retour.
Comme je l’ai dit au début de la chronique, Split est une bombe absolue. Tout d’abord en tant que film individuel, parce qu’il est beau, bien écrit et a une direction d’acteur exceptionnelle. Mais surtout en tant que film de Shyamalan, parce qu’il marque à la fois son retour parmi les grands, et une évolution radicale et assez fantastique de son œuvre. Et c’est ce prisme du cinéma d’auteur qui permet de comprendre à quel point Split est génial, et c’est pour ça que je ne voulais pas me limiter à une bête critique.
D’ailleurs, pour ceux qui ont déjà vu et aimé Split, Shyamalan a d’ores et déjà annoncé un crossover entre Incassable et Split pour 2019, qui sera donc l’occasion de confronter les deux propos contradictoires de sa filmographie : David Dunn contre La Horde, c’est un combat pour l’espoir d’une guérison, et contre le cynisme individualiste de seulement se prémunir contre les maux du monde.
Voilà, c’est « déjà » la fin de ce premier épisode de Ce Que Je Crois Savoir du Cinéma (trop long pour faire un sigle, désolé), j’espère que ça vous aura plu et que vous serez plus de deux à lire. Je renonce à un rythme de parution régulier, les épisodes arriveront en fonction des sorties ciné, de ce que j’ai à dire, et du temps que j’aurai devant moi pour rédiger 10 pages à chaque fois.